Texte
Elsa Vettier
2024
FR - English below
Clédia Fourniau dit “fabriquer” ses peintures. Une façon d’insister sur leur qualité d’objet et sur la manière dont elle les réalise : entre production industrielle et cuisine expérimentale. En faisant intervenir des outils et des produits a priori exogènes au domaine de la peinture (comme une résine propre à l’industrie nautique ou des douilles de pâtisserie), l’artiste élabore ses tableaux au fil d’un processus qui ménage logique mécanique et recherche, méditation et spontanéité.
Leur aspect moiré, les tableaux de Clédia Fourniau le doivent à la résine alkyde, celle-là même qui sert à vernir les coques de bateaux. Elle participe d’un ensemble de couches et de coups de pinceau aux couleurs vives qui s’étalent sur la toile : jaune acide, violet saturé, vert menthe ou pomme, orange sanguin... Ponctuellement, l’usage d’un liant à base de poudre de mica réhausse la surface d’un effet nacré. Cette préparation à la sucrosité ultra toxique fait de ses tableaux des appâts pour l’œil : une immédiateté visuelle qui englue le regard en même temps qu’il le fait glisser vers les bords ou le renvoie face à son propre reflet.
Formée à l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, Clédia Fourniau dit avoir longtemps repoussé l’acte de peindre. Elle expérimente d’abord d’autres techniques de création comme la sérigraphie, où l’image s’élabore à plat et en série. Ce n’est que dans les dernières années de sa formation, alors qu’elle évolue dans l’atelier de l’artiste Tatiana Trouvé, qu’elle entreprend de peindre sur des toiles maintenues à plat sur des tréteaux. Ce dispositif, qui contraint le rapport du corps à la toile, l’amène à développer une méthodologie particulière : coffrer les bords avant de couler la résine au centre. De fait, sur les tableaux qu’elle conçoit entre 2021 et 2022, et qu’elle présente pour son diplôme puis à la Fondation Pernod Ricard, entre autres, le geste est retenu, sporadique.
La toile est contournée au sens littéral du terme : le motif du cadre ricoche à l’intérieur du tableau – retranchant toujours davantage l’étalement de la peinture au centre, comme s’il s’agissait d’évincer le contenu de la toile ou, du moins, de retarder son apparition. Ce sont ces gestes “par la bande”, et rien que ces gestes, qui feront, au final, image.
En 2023, la plupart des tableaux présentés à la galerie König à Berlin portent le titre de Colombes – la ville de la région parisienne où ils ont été produits. En les intitulant ainsi, Clédia Fourniau insiste sur le moment de la fabrication et les choix qui s’y opèrent. À l’atelier, l’artiste détermine d’abord le format des toiles, puis le textile qui recouvrira le châssis. Elle préfère les tissus colorés ou imprimés aux toiles de coton immaculées de ses premières œuvres. Leurs motifs ou leurs couleurs donnent l’impulsion de départ et orientent le processus. Une fois monté, le textile est coffré – un geste que l’artiste continue d’effectuer alors même qu’il n’est plus techniquement nécessaire à l’élaboration des tableaux. Elle baptise ensuite la toile de coups de pinceau enduit d’acrylique, premiers d’une série de couches qui s’étalent les unes à côté, ou par-dessus, les autres. Si la résine encapsule les décisions, les actions et les reprises effectuées sur des temporalités allant de quelques semaines à plusieurs années, les tableaux déjouent systématiquement notre compréhension de leur réalisation. Il est en effet difficile d’y lire la chronologie des étapes de recouvrement de la surface. À mesure que Clédia Fourniau peint, l’élaboration des toiles se complexifie : s’y amalgament d’anciennes manières de faire (comme le coffrage) et des gestes développés plus récemment. Les tableaux archivent les expérimentations et l’appropriation progressive du médium et de ses possibilités. Leur surface n’est d’ailleurs pas toujours entièrement recouverte : au milieu des couleurs saturées et des vernis rutilants subsistent parfois des zones de textile non peintes. Elles constituent des aires silencieuses ménagées dans le tintamarre des couleurs, un manque au creux du surplus.
L’éclaircissement de la palette et la gestualité qui caractérisent les toiles produites par l’artiste en 2023 témoignent d’une plus grande permissivité vis-à-vis de la peinture. Le travail au sol (plutôt que sur des tréteaux) a rapproché le corps de la toile, libéré le geste et facilité l’entrée en matière du pinceau, tandis que l’affirmation d’une dimension de plaisir a ouvert la gamme chromatique. Codifiée par les tenants de l’expressionnisme abstrait, le peintre américain Jackson Pollock en tête, l’implication physique dans l’arène picturale a longtemps été l’apanage d’un corps masculin valide et blanc, performant le geste pour la caméra autant que pour le résultat sur la toile. La spontanéité en peinture n’a rien d’inné, elle se conquiert au fil du temps passé à l’atelier.
En ce sens, Clédia Fourniau joue avec la qualité de “leurre” intrinsèque à la peinture abstraite. Ses œuvres nous attirent – par la brillance de leur surface et leurs couleurs – et nous trompent : sur la simplicité de leur lecture, la spontanéité de leur réalisation, mais aussi sur l’efficacité de leur diffusion à l’ère digitale. Car rien ne dessert plus la peinture de Clédia Fourniau que sa reproduction visionnée sur un écran. Elle empêche notamment de saisir les jeux de matité et de brillance du tableau, la superposition et le voisinage des teintes, les endroits où le tissu est laissé nu, son relief aussi. Sa tranche épaisse incite toujours celle ou celui qui le regarde à faire un pas de côté. Il faut se dégager du piège de la surface : c’est là que débute le tableau.
EN
Clédia Fourniau says she “makes” her paintings. This is her way of emphasizing their quality as objects and how she makes them, somewhere between industrial production and experimental cooking. Using tools and products seemingly unrelated to the realm of painting (like a resin used in the nautical industry and pastry cases), the artist creates her paintings through a process that combines mechanistic precision and research, meditation and spontaneity.
Fourniau’s paintings owe their metallic appearance to the same alkyd resin used to lacquer boat hulls. She applies a series of layers and brushstrokes of vibrant colors, which spread across the canvas: acid yellow, rich violet, mint and apple green, blood orange. On occasion, she uses a mica powder-based bonding agent to enhance the surface with a pearlescent finish. This ultra-toxic, sugary concoction makes her paintings candy for the eye; their visual immediacy absorbs the viewer’s eye, simultaneously causing it to slide towards the edges or back to its own reflection.
After training at Paris’s École Nationale Supérieure des Beaux-Arts, Fourniau long avoided the act of painting, instead testing other creative techniques like silkscreen printing, whereby two-dimensional images are produced in series. Only in the final years of her education, while working in artist Tatiana Trouvé’s studio, did she begin painting on canvases flattened on sawhorses. This technique, which dictates the body’s relationship to the canvas, helped her develop a distinctive method that involves casing the sides of the canvas before pouring resin into the center. Indeed, her paintings during the 2021 and 2022 period, which she unveiled for her final study project and later at the Pernod Ricard Foundation (among others) are characterized by restrained, sporadic gestures. The canvas is literally boxed in, and the frame motif is echoed within the painting itself, further limiting the spread of the paint in the canvas’ center, as if squeezing its content, at the very least, delaying its appearance. It is these “band by band” gestures that ultimately “make” the image.
In her 2023 exhibition at the König gallery in Berlin, most of the paintings bore the title Colombes, after the town in the Paris region where they were made. This choice emphasizes the moment of production and decisions that took place therein. In her workshop, the artist begins by choosing the canvas format, and then the textile she will use to cover the frame, opting for colored or printed fabrics versus the immaculate cotton canvas of her early works. The patterns and colors give the work its initial momentum and guide the creative process. Once assembled, the textile is encased by a formwork – a gesture the artist continues to use, although it is no longer technically necessary to her work. She then baptizes the canvas with brushstrokes of acrylic paint, the first of a series of layers, which she spreads side by side or on top of one other.
While the resin encapsulates the decisions, actions and revisions done over time periods ranging from a few weeks to several years, the final work systematically defies our comprehension of the creative process behind them: in truth, it is difficult to read the chronology of their surfaces. As time goes one, Fourniau’s canvases have become more complex, with old techniques (like formwork) amalgamating with newer methods. The paintings are archives of the experimentation process and the gradual appropriation of the medium and its possibilities. Sometimes the surface is not entirely covered, and areas of unpainted textile appear amidst the saturated colors and gleaming varnishes, like quiet spaces in the din of color, a void in the midst of excess.
The lightening of the palette and gestuality that characterizes Fourniau’s 2023 works demonstrate greater permissiveness towards painting. Working on the ground instead of on sawhorses brings the body closer to the canvas, frees movement and facilitates use of the brush, while the dimension of pleasure seems to have opened up her chromatic range. Codified by disciples of abstract expressionism, led by the American painter Jackson Pollock, physical movement in the painting has long been the prerogative of the able-bodied, white male, who performs gestures for the camera as much as for the result conveyed on the canvas. Spontaneity in painting is not innate ; it is cultivated over time spent in the studio.
In this sense, Clédia Fourniau plays with the “trickiness” intrinsic to abstract painting. Her works draw us in by the brilliance of their surfaces and colors, and yet deceive us by the seeming simplicity with which we interpret them, the apparent spontaneity with which they were made, as well as their inability to be accurately captured by digital media. Because nothing is worse than viewing Fourniau’s paintings on a screen: we are unable to appreciate the interplay of matt finishes and brilliance, the superposition and proximity of the hues, the places where the fabric shows through, or their relief. Their thick edges encourage viewers to take a step aside. Hence we must free ourselves from the confines of the surface, for this is where the painting begins.